Si les activités de Qosmos ont été dévoilées à l’occasion d’un contrat avec la Syrie, le leader français du DPI a bien d’autres clients peu scrupuleux du respect des Droits de l’Homme et travaillant, par exemple, avec l’Iran ou Barheïn. Pour ce troisième volet de notre enquête, Mediapart et Reflets ont notamment eu accès au “Protobook” de la société, c’est-à-dire le catalogue listant toutes les options d’interception proposées à ses clients.
L’ouverture d’une information judiciaire sur le projet Asfador, prévoyant d’équiper la Syrie de Bachar al-Assad d’un dispositif de surveillance global du pays, est-elle due aux erreurs de communication de la société Qosmos ? Ou cette affaire n’est-elle finalement que l’arbre qui cache la forêt, la partie émergée de l’iceberg des activités du spécialiste français du Deep Packet Inspection (DPI) ?
Le conflit entre Qosmos et un de ses anciens salariés devenu lanceur d’alerte, et la stratégie particulièrement agressive choisie par la société pour le réduire au silence, ont conduit à braquer les projecteurs sur un seul de ses nombreux contrats. Or, selon nos informations, la Syrie n’est qu’un des nombreux pays où les produits de Qosmos ont été installés. Et parmi ses clients, figurent des sociétés très peu soucieuses des Droits de l’Homme et ayant vendu des solutions d’interception des communications dans plusieurs dictatures telles que l’Iran ou Bahreïn.
Comme nous le rappelions dans les précédents volets de notre enquête, l’utilisation du Deep Packet Inspection, une technologie permettant d’inspecter « en profondeur » les informations circulant sur le réseau, a très tôt inquiété les experts en raison de ses applications potentielles en matière de surveillance. Et dès mois de janvier 2011, le PDG de Qosmos lui-même, Thibaut Bechetoille, était interpellé par Reflets, sur l’utilisation faite par les clients de ses produits et sur sa responsabilité morale.
Mais il a fallu l’intervention de James Dune, à l’époque « responsable du service documentation technique » au sein de Qosmos, pour que ce débat devienne public et pour que son employeur se retrouve sur le banc des accusés.
Entré chez Qosmos en 2005, James Dune était chargé de traduire en anglais les documentations techniques des produits. Salarié bien noté par ses supérieurs, il vit cependant de plus en plus mal le virage que prend la société à partir de 2007, quand celle-ci se spécialise dans le DPI pour un usage « d’interception légale » et commence à travailler avec divers services de renseignement. Il exprime tout d’abord ses doutes en interne, puis publiquement.
Au début de l’année 2011, il tombe sur des articles particulièrement critiques sur le Deep Packet Inspection et commence à s’exprimer de plus en plus ouvertement. Ceux-ci sont confirmés en fin d’année, par la révélation de la participation de la société, via l’entreprise allemande Utimaco, au projet Asfador prévoyant de vendre un système de surveillance au régime syrien de Bachar al-Assad.
James Dune se transforme alors en lanceur d’alerte, s’exprimant notamment sur son blog, hébergé sur Mediapart, et dans des commentaires. Des médias commencent à prendre au sérieux ses propos, à l’interviewer et à enquêter. Ces différentes révélations et articles conduiront la Fédération internationale des ligues des Droits de l’Homme (FIDH) et la Ligue des Droits de l’Homme (LDH) à envoyer au procureur de la République une lettre de dénonciation qui débouchera sur l’ouverture de l’information judiciaire du mois d’avril 2014.
Face à la tourmente, Qosmos s’est lancée dans une contre-attaque à la fois juridique et médiatique particulièrement agressive (voir l’opération de communication de Qosmos en dessous de cet article). Licencié fin 2012, James Dune a également fait l’objet d’une plainte pour diffamation, tout comme la chaîne de télévision France 24 et le quotidien Le Parisien qui avaient repris ses propos. La LDH et la FIDH ont quant à elles eu droit à une plainte pour « dénonciation calomnieuse ».
Depuis, les dirigeants de Qosmos martèlent le même message : ils n’avaient aucune connaissance du client final, à savoir la Syrie et, de toutes manières, leur matériel n’a jamais été « opérationnel ». Des affirmations déjà remises en cause dans le premier volet de notre enquête. Pour le reste, Qosmos se serait retiré du marché de « l’interception légale » au cours de l’année 2012 et se concentrerait sur celui de la mesure d’audience et de l’optimisation du réseau. Ces deux dernières activités sont en effet des applications potentielles du DPI.
Mais voilà, cette vision des activités de Qomos ne correspond qu’en partie au Protobook, une sorte de catalogue interne listant les protocoles que les sondes de la société sont capables de capter, dont Mediapart et Reflets ont pu consulter une version datant de l’année 2013.
Quoi qu’en dise Thibaut Bechetoille et les gouvernements qui se sont succédé depuis l’ère Sarkozy jusqu’à aujourd’hui, les technologies développées par Qosmos ont un but évident : la surveillance globale. Pas celui de la mesure d’audience ou de l’optimisation réseau. Ni même de la simple « cybersécurité ».
Pour s’en convaincre, il suffirait que le patron de Qosmos regarde de plus près le Protobook, ou « livre des protocoles » surveillés par les sondes et que la société tient à jour. Il se rendrait compte que la majorité des protocoles surveillés n’ont rien à voir avec la mesure d’audience.
Les données interceptées, comme souvent le nom de l’utilisateur, son mot de passe ou les contenus échangés sont bien plus utiles à un surveillant qu’à une entreprise qui mesurerait le nombre de visiteurs sur des sites Web…
Le Protobook : ce que Qosmos est capable de faire
Pour aller dans le sens de Thibaut Bechetoille, et se faire l’avocat du diable, chacun comprendrait qu’une entreprise, par exemple, décide que ses employés ne peuvent pas passer trop de temps sur leurs comptes Facebook personnels pour y poster des photos de chats, ou « liker » les posts de leurs camarades de promo. Les sondes de Qosmos peuvent éventuellement remplir ce rôle. Pour autant, c’est normalement un rôle que remplit très bien un firewall classique, par exemple.
Pour ce faire, les développeurs de Qosmos vont intégrer aux sondes une adresse qui déclenchera des actions. Par exemple, www.facebook.com engendrera une alerte, sera filtré, interdit, etc. Jusque-là, tout va bien. Nous sommes dans ce cas de figure imaginaire, dans une utilisation plus ou moins neutre (en terme de vie privée et de données personnelles) du DPI. Sauf que le Protobook de Qosmos indique tout ce que la sonde va disséquer pour Facebook.
Et là, tout commence à aller mal. Parce que l’on n’est ni dans la mesure d’audience, ni dans l’optimisation réseau. Ainsi, les sondes Qosmos, pour ce qui est de Facebook, vont récupérer (en vrac et sans être exhaustif) l’identifiant de l’utilisateur, son mot de passe (inutile s’il est chiffré, mais cette problématique peut être aisément contournée, surtout dans un pays comme la Syrie), les actions qu’il effectue, le fait que l’accès à Facebook ait été fait via un téléphone mobile, le prénom et le nom de l’utilisateur qui se connecte, le contenu des messages instantanés, les requêtes envoyées au moteur de recherche de Facebook, le sexe du destinataire d’un message instantané, son identifiant (idem pour celui qui l’envoie), le contenu d’une mise à jour du statut…
Qosmos pourrait arguer que puisque l’on regarde si l’accès est fait depuis un portable ou pas, c’est bien que l’on fait de la mesure d’audience. Imaginons une chaîne de télévision qui voudrait savoir si l’accès à sa page Facebook vient d’un téléphone ou d’un PC…
Oui… Mais non.
D’une part, dans ce cas, elle n’a pas à connaître l’identifiant et le mot de passe ou le contenu des messages instantanés de ceux qui viennent voir sa page ; d’autre part, elle ne peut pas positionner cette sonde Qosmos à un endroit stratégique, c’est-à-dire chez Facebook, ou encore moins chez un fournisseur d’accès à Internet. Bref, elle n’a pas l’usage d’un tel produit.
Dans un cadre juridique français, il n’y a, en fait, pas de cas d’usage juridiquement acceptable par un tribunal d’une sonde qui intercepterait et stockerait de telles informations. Sauf, bien entendu, dans le cadre d’écoutes « légales » opérées par la Justice.
Pour ce qui est des webmails, les sondes Qosmos repèrent bien entendu Gmail, La Poste, Hotmail et Live, Mail.ru, Orange, OWA (Microsoft) Squirrelmail, etc.
Dans le détail, et c’est intéressant pour des opposants politiques dans des pays fâchés avec les Droits de l’Homme, Qosmos ou ses clients peuvent savoir si un message Gmail « vient d’être lu ou composé », le « contenu d’un fichier joint », « l’adresse email du contact », le « contenu d’un message », « l’adresse IP de l’auteur du message », « l’adresse complète du destinataire du courriel (y compris les destinataires en CC ou Bcc) » et quelques détails encore.
Mais ce qui intéressera le plus ceux qui souhaitent passer sous les radars est le champ qui indique si un message « est un brouillon ou est réellement envoyé ». Nombre de défenseurs du droit à la vie privée ou d’ONG qui pensent aider les opposants à ne pas être repérés, conseillent en effet de composer des « brouillons » dans des boîtes mails partagées avec leurs correspondants. Le mail ne circulant pas, ils pensent ne pas être repérés. Le champ « Adresse IP actuelle de l’autre utilisateur du compte » surveillé par les sondes, laisse penser que Qosmos essaye d’ailleurs de repérer un éventuel deuxième utilisateur du compte.
Le Protobook ne donne donc pas que des indications sur des sites à surveiller pour la « mesure d’audience », façon Qosmos.
Pour ce qui est de la mesure d’audience, il convient d’ailleurs de noter que Youporn, site de partage de vidéos pornographiques le plus populaire, par exemple, puisque ce site est susceptible d’être surveillé par les sondes Qosmos, dispose déjà de toutes les statistiques détaillées sur ses utilisateurs et n’a sans doute pas besoin de Qosmos pour connaître les goûts de ses visiteurs…
Il y a bien d’autres usages d’Internet qui n’ont absolument rien à voir avec la mesure d’audience ou l’optimisation réseau. Des usages qui intéressent les services d’espionnage ou les dictateurs.
Car ces usages vont permettre de tout savoir sur une personne et ses contacts. Un vrai plus pour un dictateur. Cela permet notamment de repérer plus facilement un journaliste, un blogueur, un citoyen qui uploade sur Internet ses vidéos dérangeantes pour le pouvoir en place.
Or, et c’est bien pratique, tous ces usages sont au cœur du Protobook.
C’est le cas de Telnet, FTP, SSH (pour se connecter à une machine distante), SNMP (pour l’administration réseau) l’Appstore ou iCloud d’Apple, Google Play (Android), SSL, Tor (pour le trafic chiffré), SAP (pour les ERP), rsync (pour les synchronisations), Linkedin, IMAP, SMTP, POP, LotusNotes, etc. Pour les mails, Qosmos récupère bien entendu les identifiants et mots de passe des comptes mails.
Autre sujet troublant pour les techniciens à qui le Protobook a été soumis, les sondes Qosmos sont également actives dans le domaine de la téléphonie mobile. Elles savent capter les SMS et les messages multimédias.
Plus inquiétant encore pour les opposants politiques, les sondes Qosmos savent reconnaître le protocole GTP version 2 et en ressortir la substantifique moelle. Pour faire simple, GTP est un protocole utilisé pour véhiculer sur les réseaux de téléphonie mobile les protocoles Internet classiques.
Dans certains pays du Proche et Moyen-Orient, la connexion Internet est souvent réalisée par GSM et il est impératif, si l’on souhaite écouter la population, de surveiller cela aussi.
Huawei, Trovicor : les autres clients gênants
Ces particularités des sondes de Qosmos n’intéressaient probablement pas que la Syrie. Jusqu’à présent, dans ce dossier, la société s’est réfugiée derrière le fait qu’elle n’avait pas passé un contrat direct avec le régime de Bachard al-Assad mais avec la société allemande spécialisée dans la surveillance, Utimaco, elle-même sous-traitante de la société italienne Area Spa. Il n’existe aucun contrat, et donc aucune trace de résiliation, du projet dit Asfador vendu à Damas, celui-ci ayant été réalisé au sein d’un accord cadre. Interrogé par Mediapart et Reflets, Qosmos a refusé de répondre à la question de savoir si elle avait mené d’autres projets avec Utimaco.
La question n’est pourtant pas anodine. En effet, comme nous le révélions dans la première partie de cette enquête, des documents internes montrent que Qomos a continué à mettre à la disposition d’Utimaco des mises à jour de ses produits. Or Utimaco est une société pour le moins sulfureuse, elle-même mise en cause pour avoir vendu des solutions d’interception à d’autres dictatures.
Au mois de décembre 2012, Reuters publie une enquête révélant « comment des sociétés étrangères ont essayé de vendre du matériel d’espionnage à l’Iran ». L’agence de presse affirme avoir pu consulter un document dans lequel un partenaire de Huawei a proposé une « solution d’interception légale » à MobinNet, le principal opérateur iranien.
Le système proposé doit « supporter les exigences spéciales des agences de sécurité visant à surveiller en temps réel les communications entre usagers ».
Huawei avait fourni à MobinNet une présentation PowerPoint décrivant la technologie proposée : le Deep Packet Inspection.
Dans la présentation transmise à MobinNet, Huawei donne plusieurs exemples d’application par d’anciens clients. Son système aurait notamment été utilisé lors des Jeux olympiques de Beijing de 2008 pour « bloquer » des services téléphoniques illégaux, filtrer l’accès à certains sites internet et mener « une analyse du comportement des utilisateurs ».
Mais surtout, les documents consultés par Reuters stipulent que le produit proposé par Huawei intègre la technologie de la fameuse société allemande Utimaco. Il est même précisé que la solution proposée par Huawei a « déjà été intégrée avec succès », en partenariat avec Utimaco et que cela a permis d’accumuler « une riche expérience d’intégration, qui sera partagée ».
De son côté, Utimaco a démenti avoir traité directement avec Huawei ou MobinNet. Mais l’existence d’un précédent contrat a bien été confirmée par l’un des responsables de la société, Malte Pollmann. En 2006, UItimaco a bien vendu ses logiciels à la filiale allemande de Nokia afin d’équiper MTN Irancell, le second opérateur mobile du pays.
Or, selon nos informations, Qosmos a bien mené avec Utimaco d’autres projets qu’Asfador. Et l’un d’entre-eux a pour nom… Huawei.
Selon les documents que nous avons pu consulter, le but de ce projet était notamment d’équiper ce client d’une sonde traitant le protocole MSRP, c’est-à-dire les messages instantanés et/ou les messages multimédias sur les réseaux GSM…
Le monde de la surveillance et des télécoms étant particulièrement petit, Qosmos a également eu comme client… Nokia. La firme Nokia Siemens Network (NSN) est même l’un des clients historiques de Qomos, après que la société a décidé de se spécialiser dans le DPI, à partir de 2007/2008. Selon des documents que nous avons pu consulter, jusqu’à au moins fin 2012, Qosmos a livré des solutions d’interception légale à la société et plus particulièrement à l’une de ses filiales spécialisée dans la surveillance électronique : Trovicor Gmbh.
Or, cette société, basée à Munich en Allemagne, n’a rien à envier à Utimaco en terme de mauvaise réputation auprès des associations de défense des Droits de l’Homme.
Selon un rapport de l’Electronic Frontier Foundation de février 2012, Trovicor aurait notamment vendu ses solutions d’espionnage à pas moins de 12 pays du Moyen-Orient d’Afrique du Nord. Le 24 août 2011, Bloomberg racontait ainsi comment « la torture au Barhein est devenue une routine avec l’aide de Nokia Siemens » via Trovicor.
Dans son enquête, l’agence cite le cas d’un militant des Droits de l’Homme, Abdul Ghani Al Khanjar, qui a été arrêté et torturé par des policiers disposant des retranscription de ses SMS et conversations téléphoniques. Les services de sécurité avaient réussi à intercepter ses communications grâce à « un équipement d’espionnage » vendu par Siemens AG et entretenu par Nokia Siemens Networks via Trovicor, affirmait Bloomberg citant plusieurs sources internes et un responsables de Nokia Siemens.
Parmi les clients de Qosmos peu regardants sur les Droits de l’Homme, on peut également citer la police de Macau ou encore Al Fahad, une autre entreprise spécialisée dans le « Homeland security », et particulièrement, la surveillance électronique. Cette société, basée à Dubaï, est également cliente d’Amesys.
Il est en tous cas certain que, au cours des années 2010/2011, Qosmos a été particulièrement active au Moyen et Proche-Orient, multipliant les démarchages via des conférences et des salons. Comme en témoigne cette plaquette datant du mois de février 2011, pour une conférence organisée à Dubai sur « les systèmes d’aide au renseignement pour l’interception légale, les investigations criminelles et la collecte d’informations ». Les plus grands noms de la surveillance du net étaient présents : Trovicor, Utimaco, Al Fahad et bien sûr Qosmos, qui assure pas moins de cinq conférences, ateliers ou démonstrations.
Contacté par Mediapart et Reflets, la direction de Qosmos a une nouvelle fois refusé de répondre à nos questions.
Mais, concernant ces éventuels contrats, se pose une nouvelle fois la question du rôle du gouvernement français. Comme nous le soulignions dans le deuxième volet de cette enquête, l’État français est en effet à la fois actionnaire, via le Fonds stratégique d’investissement (FSI), et client, via les services de renseignement, de Qosmos. Le principal produit d’interception proposé par Qosmos, le ixMachine-LI, a en outre également fait l’objet d’une autorisation, délivrée par le premier ministre lui-même. Interrogé sur la procédure ayant conduit à cette validation, et sur son éventuelle connaissance des différents clients de Qosmos, les services de Manuel Valls ont une nouvelle fois refusé de répondre à nos questions.